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Ces Pinçon qui font trembler l’Elysée…

Vingt-cinq ans déjà qu'ils arpentent les beaux quartiers, fréquentent les châteaux et les hôtels particuliers, s'invitent à la table des grandes familles fortunées. Vingt-cinq ans qu'ils interrogent, auscultent, dissèquent l'organisation et les mœurs de la grande bourgeoisie française. Sociologues, anciens directeurs de recherche au CNRS, Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot forment un duo inséparable, dans la vie, depuis quarante ans, comme dans le travail. 

Le Président des riches est leur seizième livre en commun, plus engagé que les précédents, fort d'une enquête minutieuse – des actes et des faits. Evitant soigneusement tout jargon, il met en cause « l'oligarchie » au pouvoir en France. Discrets, modestes, la voix douce mais déterminée, Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot dressent un portrait inquiétant de notre démocratie.

D'où vous vient cette passion pour les riches ?

Monique Pinçon-Charlot : Au CNRS, personne ne s'intéressait à eux. En sociologie urbaine notamment, tous les regards portaient sur les cités défavorisées, les jeunes des ghettos de banlieue. Dans les colloques, les séminaires, on parlait de « ségrégation », en mettant le ton, la tête penchée, les mines pleines de compassion. Tout cela m'agaçait au plus haut point, il me semblait qu'on avait tort de négliger le moteur de cette ségrégation. C'était en 1986. Michel et moi avions achevé nos travaux respectifs, nous avons décidé de partir ensemble pour les beaux quartiers. Et nous n'en sommes jamais sortis !
Michel Pinçon :
 Nous voulions étudier la ségrégation du côté de ceux qui en profitent. Et ce que nous avons découvert, c'est plutôt l'agrégation des classes dominantes. A la différence des pauvres, les riches restent entre eux parce qu'ils le choisissent. Dans Les Ghettos du gotha, nous avons ainsi montré comment les familles fortunées défendent bec et ongles leurs espaces, nécessaires à la gestion de l'entre-soi. Ils se mobilisent pour préserver l'intégrité de leurs rues, de leurs quartiers, de leurs banlieues chic – pas de HLM à Neuilly ! –, de leurs lieux de vacances. Les propriétaires de vieilles maisons, de châteaux s'engagent ardemment dans la défense du patrimoine. Tous exercent un contrôle vigilant sur leurs institutions, leurs cercles et leurs clubs, où ils sont certains de ne se retrouver qu'entre eux. Et les familles veillent, à l'école en particulier, à ce que leurs enfants fréquentent le moins possible les jeunes d'autres milieux sociaux. La bourgeoisie s'affirme ainsi ouvertement comme classe consciente d'elle-même et de ses intérêts.

“Au sommet de la société, il y a des gens qui cumulent  toutes les richesses, mais aussi tous les pouvoirs.”

Que mettez-vous derrière ce terme de « bourgeoisie » ?
M.P.-C. : 
Au début, nous parlions de « classe dominante » pour définir des gens qui cumulent toutes les formes de richesses. Economique, évidemment, mais aussi culturelle : le monde des grandes fortunes, c'est le monde des collectionneurs et du marché de l'art ; richesse sociale : ses membres bénéficient de réseaux tout à fait extraordinaires ; et enfin symbolique : des noms de famille prestigieux, des adresses dorées, des codes, des manières, le langage et l'accent des « beaux quartiers ». Pour insister sur la logique de patrimoine et de transmission qui caractérise ce milieu, nous avons ensuite préféré parler d'« aristocratie de l'argent ». Pour être acceptées, cooptées par les plus anciennes, les nouvelles fortunes doivent en effet montrer patte blanche en constituant une lignée attachée à la transmission de ses privilèges. Le mariage princier de Delphine Arnault, en septembre 2005, avec l'héritier d'une dynastie industrielle italienne en est une belle illustration. En présence du gotha de la politique et des affaires, on assiste à un véritable anoblissement, laïc et républicain, de la famille du pdg du groupe LVMH.
M.P. : 
L'achat d'un château peut aussi conforter cette idée de lignée. François Pinault, fondateur du groupe PPR, a ainsi acquis, en bordure de la forêt de Rambouillet, le château de La Mormaire, qui date du XVIIe siècle.
M.P.-C. :
 Aujourd'hui, concernant ce milieu, nous en sommes venus à parler d'oligarchie parce que le pouvoir, politique autant qu'économique, s'est resserré entre ses mains. Au sommet de la société, il y a aujourd'hui des gens qui cumulent non seulement toutes les richesses, mais aussi tous les pouvoirs. D'où le sous-titre de notre livre, Enquête sur l'oligarchie dans la France de Nicolas Sarkozy.

En quoi consiste la force de cette oligarchie ?
M.P. :
 En premier lieu, dans ses réseaux, ce qu'on appelle le « capital social », c'est-à-dire le système de relations qui unit ceux qui possèdent des positions de pouvoir dans différents espaces de la société. L'aristocratie de l'argent cultive ses réseaux, elle en hérite, elle les entretient, elle s'attache à les développer. Réceptions, vernissages, parties de golf, on passe beaucoup de temps en mondanités d'apparence futiles, mais en fait essentielles. Un verre au bar de son cercle permet de rencontrer tel ministre, tel conseiller du président, tel banquier, tel patron d'entreprise ou de médias. On parle, on devient intime, on s'épaule, on se soutient. Chacun multiplie son pouvoir par le pouvoir des autres, augmentant d'autant la puissance de l'ensemble. Nicolas Sarkozy, qui affiche sa « décomplexion » vis-à-vis du monde de l'argent, a permis le dévoilement de ces réseaux jusqu'ici plutôt discrets.
M.P.-C. :
 La force de l'oligarchie aujourd'hui, c'est aussi cette connivence inusitée entre le monde politique et celui des affaires, inaugurée en fanfare dès l'élection de Nicolas Sarkozy, avec la fameuse nuit du Fouquet's, où étaient réunies toutes les composantes de la classe dominante, patrons du CAC 40, politiques et show-biz.
M.P. :
 Il y a, dans ce dévoilement, une condition historique, celle d'un néocapitalisme financier triomphant qui a fait des traders les héros des temps modernes, même si la crise a, aujourd'hui, un peu calmé les ardeurs. Mais, en mai 2007, au moment de l'élection de Nicolas Sarkozy, l'air du temps est à l'argent, consécration « naturelle » du talent, du courage, de l'utilité sociale. Tant mieux pour ceux qui en gagnent et tant pis pour les autres. Le cynisme de l'enrichissement personnel était vraiment dominant et Nicolas Sarkozy s'est engouffré dans cette brèche.

“Derrière la poudre aux yeux des discours tonitruants, Nicolas Sarkozy est clairement le président des riches.”

Les relations entre le monde des affaires et de la politique ne sont toutefois pas nouvelles. Ambroise Roux, par exemple, lobbyiste infatigable de l'establishment financier, fut l'intime de Pompidou, l'ami de Balladur…
M.P.-C. :
 La différence, c'est l'intensité et la visibilité de ces relations. Et la mobilité. On passe aujourd'hui sans vergogne des affaires privées aux affaires publiques, parfois même en gardant un pied de chaque côté. Prenez le conseil d'administration de LVMH, le groupe de Bernard Arnault. Il accueille Hubert Védrine, ancien ministre de François Mitterrand, qui peut y rencontrer Nicolas Bazire, ancien directeur de cabinet d'Edouard Balladur. Quant à Patrick Ouart, conseiller de Bernard Arnault depuis 2004, il est parti à l'Elysée entre 2007 et 2009, avant de retrouver son poste au comité exécutif de LVMH. Cette oligarchie, qui ne connaît plus les frontières entre public et privé, est également incarnée par Henri Proglio, nommé à l'automne 2009 à la tête d'EDF, entreprise publique, alors qu'il était déjà président du conseil d'administration de Veolia Environnement, société privée de 100 milliards d'euros de chiffre d'affaires.
M.P. :
 Il faudrait décorer le majordome qui a enregistré les conversations de Mme Bettencourt avec son gestionnaire de fortune, Patrice de Maistre. Il a vraiment fait œuvre utile en révélant les pratiques de cet univers social. Cette connivence entre pouvoir politique et puissances d'argent qu'illustrent si bien les relations entre M. de Maistre et Eric Woerth, alors ministre du Budget et trésorier de l'UMP.
M.P.-C. :
 Le lendemain de l'élection de Nicolas Sarkozy, un peu sonnés par l'épisode du Fouquet's, nous avons décidé de tenir le journal de ses discours, de ses décisions, de ses actes : cela constitue aujourd'hui la matière de notre livre, complété par une série d'enquêtes. Ce que nous avons vu, c'est une politique cohérente et systématique en faveur de la classe dominante. Derrière la poudre aux yeux des discours tonitruants – genre « Les paradis fiscaux, c'est ter-mi-né » (toutes les entreprises du CAC 40 y ont encore des filiales) –, Nicolas Sarkozy est clairement le président des riches. 

La suite de cet entretien dans Télérama de cette semaine (N°3166) : http://www.telerama.fr/livre/ces-pincon-qui-font-trembler-l-elysee,60212.php

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